Le point de vue d’expert de Jean-Luc Wilain, Consultant en stratégie de développement durable du groupe IBL
Q1. Quel est votre avis sur les mesures budgétaires visant à développer le secteur de l’économie bleue (blue economy) du pays ?
Tout d’abord, définissons ce qu’est l’économie bleue. À Maurice, la plupart des gens comprennent l’économie bleue comme une économie marine. Nous nous référons ici au livre « The blue economy » de Gunter Pauli. L’économie bleue est décrite comme une économie fondée sur des modèles d’affaires novateurs, des ressources locales au profit de la population et de l’environnement. L’économie bleue s’est révélée rentable et beaucoup plus résiliente.
La première intention clairement affirmée dans le budget est de préserver l’emploi. C’est la base de toute économie, bleue ou pas. Ensuite, l’intention est claire de développer une agriculture raisonnée. Cela aura deux conséquences très positives. La première est de développer notre souveraineté alimentaire. Il y a beaucoup à faire, mais si nous parvenons à quelques avancées concrètes, cela ira dans le bon sens. La deuxième concerne la santé, en faisant évoluer les habitudes alimentaires et bien sûr en mettant enfin un terme à l’utilisation exagérée des pesticides qui est un vrai sujet de santé publique. D’une manière générale, on ne peut qu’être d’accord avec toutes les mesures qui visent à rapatrier de la valeur ajoutée à Maurice.
Une autre mesure concrète dont on a peu parlée est de créer un réseau de déchetteries (Civic Amenity Center). C’est une bonne nouvelle. De la même façon que l’Open Data permet une éclosion de start-ups du numérique, des déchets triés permettent une éclosion de filières de valorisation. Dans le cas des pneus usagés, les incitations à l’exportation profiteront aussi au recyclage. Cela va dans le bon sens. Mais d’un point de vue économique comme écologique, les incitations pour la réutilisation locale des matières devraient être supérieures à celles pour l’exportation. Il faudrait appliquer ce principe également à tous les déchets que nous devons désormais voir comme des ressources, notamment les plastiques. Enfin l’économie bleue, c’est de l’énergie décarbonée. La feuille de route du MEPU est de bonne facture et a le mérite d’exister mais est encore insuffisante, aussi bien du point de vue des engagements de l’accord de Paris (CoP21) que de celui de notre souveraineté énergétique.
Q2. Est-ce que le secteur de l’économie bleue est vital pour la croissance future de Maurice ?
Il le faut. Maurice n’a pas encore terminé son développement. Nous devons poursuivre notre développement économique qui a commencé il y a 50 ans et qui s’est appuyé sur un commerce mondial favorable aux pays émergents.
Malheureusement, l’économie mondiale est malade depuis 2008. Deux tendances lourdes semblent ignorées et sont rarement mentionnées dans les débats publics ou la presse. La première est la disponibilité énergétique. L’économie mondiale est dopée au pétrole depuis un siècle et demi. Or le pic pétrolier conventionnel est passé dans l’indifférence générale en 2008. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est l’Agence Internationale de l’Energie. Or une contrainte sur l’énergie se traduira forcément par une contrainte sur la valeur ajoutée, et donc le PIB. C’est juste de la physique et les lois de la physique s’imposent à tous. Ensuite, les évolutions démographiques des pays de l’OCDE, dont la consommation est le principal facteur d’entraînement de l’économie mondiale, montrent des populations vieillissantes, donc avec moins de besoins. Ceci pèse fortement sur la demande mondiale. Malheureusement, des populations jeunes dans des pays en voie de développement (ou pas) ne sont pas solvables pour prendre le relai. Cette réalité nous est cachée depuis la crise financière de 2008 par les assouplissements quantitatifs des banques centrales, que nous appelons ici « helicopter money ». Depuis 2008, et avant même le COVID19, la moitié de la croissance mondiale venait des planches à billets américaine et européennes. Tout à fait indépendamment de la crise du COVID19, si nous comptons sur la croissance mondiale pour tirer notre croissance, nous allons être déçus.
Q3. Quelles sont les ressources et les secteurs prometteurs qui contribueront au développement ?
Deux secteurs à Maurice doivent en particulier attirer notre attention et nos investissements, ce sont l’alimentation et l’énergie. Avant d’être des sujets économiques, ce sont des sujets de sécurité nationale et de souveraineté. Nous avons la chance d’avoir une abondance de terre, de soleil et d’eau. Nous n’avons aucune excuse. 100% d’énergie locale et l’autosuffisance alimentaire sont des objectifs réalistes ; à long terme, certes, mais réalistes avec une politique volontariste. Ces deux sujets sont toujours au centre des projets d’économie bleue. Elle consiste à produire des cashflows multiples à partir d’un portefeuille d’opportunités locales, pour des besoins locaux ou de l’exportation. C’est dans cette optique qu’IBL s’est attaché les services de Gunter Pauli. Depuis plus de trente ans, ce dernier développe des projets de régénération économique, environnementale et sociale, dans des territoires insulaires ou pas. Il est une grande source d’inspiration pour créer de la valeur avec ce que nous avons tout en résolvant des questions sociales et/ou environnementales.
Donc oui, sans aucun doute, l’économie bleue a la capacité de traiter ces deux sujets nécessaires à notre souveraineté tout en faisant émerger une croissance économique propre à Maurice et décorrélée de la croissance mondiale. Pour en revenir au budget, objet de votre première question, beaucoup peut certainement être fait lors des prochaines échéances pour aller beaucoup plus loin.
Q4. La récente pandémie a-t-elle accru l’importance de l’autosuffisance ?
Malheureusement, nous ne réagissons que lorsque nous sommes touchés dans notre chair. Les risques liés à nos dépendances énergétique et alimentaire nous laissent indifférents tant qu’ils ne se matérialisent pas. Le COVID-19, ou plutôt la réaction de panique mondiale qu’il a engendré, a mis en évidence cette fragilité. La rupture des chaînes d’approvisionnement a eu le mérite de réveiller cette peur ancienne. Cela dit, ce n’est pas le manque de nourriture qui sévit aujourd’hui mais surtout le chômage de masse qui s’annonce et l’incapacité de certains à gagner leurs vies. Comme le rappelle l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), la pénurie alimentaire est régulièrement montrée comme un épouvantail depuis les années 60. Entretemps, la population mondiale a été multipliée par deux et les famines que nous avons malheureusement constatées étaient dues à des questions de logistique, de mauvaise gouvernance ou des guerres ; jamais de manque de production mondiale. Mais il ne faut pas en conclure pour autant que c’est un faux problème. Cela pourrait changer avec le réchauffement climatique qui est une vraie menace sur les rendements agricoles, les précipitations, les diffusions de ravageurs et j’en passe. Nous avons déjà eu de sérieuses alertes depuis le début de ce siècle. Même si la production alimentaire mondiale n’est pas aujourd’hui un problème, Il est hélas extrêmement probable qu’elle le devienne. Donc, si tout le monde retient de cette crise qu’il est important de recouvrer notre souveraineté alimentaire, alors tant mieux.
Q5. IBL a rejoint le réseau « Zero Emissions Research and Initiatives » (ZERI) et s’est engagé à le promouvoir à Maurice. Dans quelle mesure pensez-vous que la mise en place d’un mini-réseau local « ZERI » contribuera à encourager l’écologie industrielle et à faire avancer un état d’esprit économique circulaire?
Le réseau ZERI a été fondé par Gunter Pauli au Japon après les accords de Kyoto (CoP3 en 1997) afin de passer à l’action pour le climat et le développement durable. Depuis il a essaimé à travers le monde 32 fondations qui portent des projets d’économie bleue. Au sein du groupe IBL, nous avons commencé à instituer un suivi des projets que nous avons lancés. Le groupe compte de nombreuses entreprises qui peuvent collaborer chacune dans leur secteur, ce qui nous a permis de démarrer ces projets et de prouver que ces initiatives fonctionnent. Au-delà de cela, L’économie bleue est par définition inclusive et territoriale. Bien évidemment, elle doit s’étendre à toute l’économie.